lundi 11 février 2013

La Turquie abandonnerait-elle l'Occident ?

par Daniel Pipes
The Washington Times
6 février 2013
Version originale anglaise: Is Turkey Leaving the West?
Adaptation française: Anne-Marie Delcambre de Champvert
Les récentes mesures prises par le Gouvernement de la Turquie suggèrent qu'il se pourrait qu'il soit prêt à laisser tomber le club des démocraties de l'OTAN pour une bande russe et chinoise d'États autoritaires.

En voici la preuve:


Le logo de l'Organisation de coopération de Shanghai (en chinois et en russe).
À partir de 2007, le gouvernement d'Ankara a fait une demande, trois fois sans succès, pour faire partie en tant que membre invité del'organisation de coopération de Shangaï (ou OCS, officieusement connue comme les Cinq de Shanghai). Fondée en 1996 par les gouvernements russe et chinois, en compagnie de trois (et en 2001 d'un quatrième) anciens Etats soviétiques d'Asie centrale [le Kazakhstan, le Kirghizstan, le Tadjikistan et l'Ouzbékistan (NDLT)], l' OCS a très peu retenu l'attention de l'Occident, même si elle a de grandes ambitions de sécurité militaire et d'autres aspirations, y compris la création éventuelle d'un cartel du gaz. En outre, elle offre une solution de rechange au modèle occidental, de l'OTAN, pour la démocratie, et pour le remplacement du dollar américain comme monnaie de réserve. Après ces trois refus, Ankara a demandé le statut de «partenaire de dialogue» en 2011. En juin 2012, il a gagné et sa demande a été approuvée.

Un mois plus tard, le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan a fait un communiqué sur ses dires au président de la Russie Vladimir Poutine : «Allez, acceptez-nous dans les Cinq de Shanghai [en tant que membre à part entière] et nous allons changer d'avis sur l'Union européenne." Erdoğan a repris cette idée le 25 janvier , notant les efforts turcs toujours au point mort pour rejoindre l'Union européenne (UE): "[Si vous agissez] en tant que Premier ministre d'un pays de 75 millions de personnes", a t-il expliqué, "vous commencez à chercher des alternatives. C'est pourquoi j'ai dit à Mr. Poutine l'autre jour: «Allez, prenez-nous dans les Cinq de Shanghai, faites-le, et nous allons dire au revoir à l'UE. Pourquoi ces atermoiements ?" Il a ajouté que l'OCS "est beaucoup mieux, est beaucoup plus puissante [que l'UE], et nous partageons des valeurs en commun avec ses membres."


Les chefs des six États de l'OCS se rencontrant à Pékin en juin 2012.

Le 31 janvier, le ministère des Affaires étrangères a annoncé son plan pour passer au niveau supérieur d'«État observateur» à l'OCS. Le 3 février Erdogan a réitéré la remarque précédente, en disant: «Nous allons chercher d'autres possibilités,» et il a loué le "processus de démocratisation" du groupe de Shanghai tout en dénigrant l'«islamophobie» européenne. Le 4 février , le président Abdullah Gül est allé dans le sens opposé, en déclarant que "L'OCS n'était pas pas une alternative à l'UE .... La Turquie veut adopter et mettre en œuvre les critères de l'UE."

Que signifie tout ceci ?

La manœuvre feinte d'aller vers l'OCS rencontre des obstacles importants: si Ankara mène l'action pour renverser Bachar al-Assad, l'OCS soutient fermement le leader syrien assiégé. Les troupes de l'OTAN viennent juste d'arriver en Turquie pour l'équiper de batteries de missiles Patriot protégeant ce pays contre des missiles de fabrication russe de la Syrie [Ankara a demandé à l'OTAN de déployer des missiles Patriot le long de la frontière turco-syrienne qui s'étend sur 820 kilomètres (NDLT)]. Plus fondamentalement, les six membres de l'OCS dans leur totalité s'opposent fermement à l'islamisme que soutient Erdogan. Peut-être, par conséquent, Erdogan a-t-il mentionné l'adhésion comme membre de l'OCS seulement pour faire pression sur l'Union européenne, ou comme discours symbolique destiné à ses partisans.


Poutine de Russie et Erdogan de Turquie: deux à mettre dans le même sac ? [littéralement deux oiseaux qui se ressemblent (au point de voler ensemble?),allusion au proverbe «qui se ressemble, s'assemble»(NDLT)]

Les deux sont possibles. Mais je prends le long flirt de six mois au sérieux pour trois raisons. Tout d'abord, Erdoğan a établi un record de franc-parler , ce qui conduit un auteur d'articles, un auteur-clé, Sedat Ergin , à qualifier la déclaration du 25 janvier d'Erdogan comme étant peut-être la «plus importante» déclaration de politique étrangère qu'il ait jamais faite.

Deuxièmement, comme le journaliste turc [auteur de chroniques paraissant régulièrement] Kadri Gürsel , le souligne,« Les critères de l'UE exigent de la part de la Turquie [que soient respectés] la démocratie , les droits de l'homme , les droits syndicaux, les droits des minorités, l'égalité entre les sexes, la répartition équitable des revenus, la participation et le pluralisme. L'OCS en tant qu'union de pays dirigés par des dictateurs et des autocrates n'exigera aucun de ces critères d'adhésion. " Contrairement à l'Union européenne, les membres de Shanghai ne feront pas pression sur Erdoğan pour qu'il libéralise mais ils encourageront les tendances dictatoriales qui sont en lui et que tant de Turcs redoutent déjà.

Troisièmement, l'OCS correspond bien à son impulsion islamiste qui le pousse à défier l'Occident et à rêver d'une solution de rechange. L'OCS, avec russe et chinois comme langues officielles, a un ADN profondément anti-occidental et ses réunions sont hérissées de sentiments anti-occidentaux . Par exemple, lorsque le président iranien Mahmoud Ahmedinejad s'est adressé au groupe en 2011, personne ne refusa sa théorie du complot à propos du 11 septembre selon laquelle [cet attentat] ne serait qu'un coup monté de l'intérieur par le gouvernement des USA "comme un prétexte pour envahir l'Afghanistan et l'Irak et pour tuer et blesser plus d'un million de personnes. " De nombreux bailleurs de fonds font écho à l'analyste égyptien Galal Nassar dans son espoir qu'en fin de compte l'OCS "aura une chance de régler la compétition internationale à son avantage." A l'inverse, comme un fonctionnaire japonais a noté, "L'OCS est devenue un bloc rival de l'alliance américaine. Elle ne partage pas nos valeurs."

Les démarches turques en vue de devenir membre du groupe de Shanghai mettent en évidence l'adhésion maintenant ambivalente d'Ankara dans l'Organisation du Traité Atlantique Nord, nettement symbolisée parl'exercice sans précédent des forces aériennes conjointes turco-chinoises de 2010. Compte tenu de cette réalité la Turquie d'Erdogan n'est plus un partenaire digne de confiance pour l'Occident mais ressemble plus à une taupe introduite dans le saint des saints[espion au cœur de la maison de l'Occident (NDLT)]. Si elle n'est pas expulsée, elle devrait au moins être exclue temporairement de l'OTAN.
M. Pipes (DanielPipes.org) est président du Forum du Moyen-Orient.
Mises à jour du 6 février 2013: (1) Qui que ce soit qui a commencé à jouer avec les sobriquets à propos de Shanghai pour désigner l'organisation sino-russe n'a probablement pas réalisé qu'en anglais le verbe to Shanghai signifiait "Forcer ou rouler (quelqu'un) pour faire quelque chose, pour aller quelque part, etc " Comme est bien appropriée cette dernière variation de sens pour ce sextuor semi-voyou ! Si ce n'était pas un terme obsolète, j'aurais intitulé cette rubrique La Turquie en train de shangaïer [ shangaïer en français, c'est embarquer à son insu ou de force (un matelot). Ce terme lié à l'histoire maritime, est d'origine américaine. On parle aussi de shangaïeur, de shangaïé et de shangaïage(NDLT)]

(2) Interrogé sur les remarques d'Erdogan, un porte-parole de la commission européenne , Peter Stano, a refusé de répondre directement, se bornant à constater que les commentaires suggérant qu' Ankara renoncerait à sa candidature à l'UE pour chercher d'autres options «relèvent du spéculatif». Le secrétaire général du Conseil de l'Europe, Thorbjorn Jagland , a pris les remarques calmement: «Je peux me tromper, mais les propos du Premier ministre Erdogan représentent en fait un appel lancé aux Européens pour qu'ils adoptent une attitude plus constructive et positive envers la Turquie."

(3) Le chef de la principale opposition, Kemal Kiliçdaroglu du Parti républicain du peuple (CHP) [Cumhiriyet Halk Partisi, parti kémaliste social-démocrate et laïque (NDLT)] a rejeté la tactique de l'OCS, le 4 février: «La proposition de devenir membre de l'OCS est incohérente et c'est une erreur. Nous nous sommes tournés vers l'Ouest, pas vers l'Est. Ce n'est pas quelque chose de nouveau, depuis 1071, notre objectif est [orienté] vers l'Ouest. En disant l'Ouest, nous ne parlons pas de la géographie mais de la modernité et de la civilisation. " La bataille de Manzikert a eu lieu dans l'Anatolie en cette année 1071 et a marqué la première victoire militaire turque en Anatolie [l'armée byzantine de l'empereur romain y fut mise en déroute par le sultan turc (NDLT)]. «Nous voyons l'UE comme un projet de modernisation.»

(4) Hier Erdogan a proposé une explication sur pourquoi l'UE n'avait pas permis à la Turquie de rejoindre ses rangs: peut-être que l'Union était «hésitante parce que les membres ne seront pas en mesure de faire tout ce qu'ils veulent, si la Turquie est admise». Ses insinuations claires et légèrement étonnantes laissent à penser que (1) les Européens sans les Turcs sont irresponsables et (2) Ankara a l'intention de modifier radicalement l'UE lors de son entrée.

(5) Faisant remarquer «Ne sommes-nous pas à l'OTAN avec ces pays?» Erdoğan a continué le même genre de commentaires pour noter que la Turquie, le seul pays de l'OTAN avec une population à majorité musulmane, «ferait cesser les mauvaises mesures [à l'OTAN]. Ainsi, nous avons vu de telles mesures à l'égard de l'inclusion d'Israël dans l'OTAN. Nous avons empêché cela. Nous avons nos propres lignes rouges. Pour nous, être impliqué dans l'OTAN avec Israël n'est jamais acceptable. Un tel dépassement de l'entendement serait en contradiction avec notre structure, notre histoire et notre culture» Non seulement Erdogan affirme qu'il a maintenu Israël hors de l'OTAN, mais il prétend avoir un rôle décisif dans l'OTAN - ce que je trouve tout à fait crédible.

Lorsque cela s'ajoute à la ruse [gambit dans un jeu d'échecs (NDLT)] de Shanghaï de la part d'Erdoğan et à la menace paraphrasée [par les journalistes] émanant de Davutoğlu [Ahmet Davutoglu, le ministre des affaires étrangères turc (NDLT)] il y a quelques jours, à savoir que «la Turquie ne resterait pas les bras croisés devant une attaque israélienne contre un pays musulman quel qu'il soit», ces commentaires montrent un leadership turc entêté qui estime qu'il peut dire et faire à peu près tout ce qui lui plaît. Et il le peut.

(6) A en juger par les commentaires faits hier en Hongrie, Erdogan semble se soucier comme d'une guigne [s'en ficher totalement "ne pas en offrir une figue" (NDLT)] de ce que les Européens pensent. Parlant de la la République de Chypre internationalement reconnue, il a annoncé que «la Chypre du sud n'est pas un état, c'est une administration. Il n'existe pas de pays comparable à Chypre. Il y a l'administration grecque de la Chypre du Sud et il y a la République turque de la Chypre du Nord, au nord de la ligne verte.

Source: http://fr.danielpipes.org/12532/turquie-abandonnerait-occident