Combien y a-t-il eu de martyrs chrétiens au IIè siècle ? En fait, on n’en sait rien du tout. Certains historiens estiment qu’en l’espace de trois cent ans, quelques milliers de personnes au plus auraient été mises à mort[1] : rien à voir avec les charniers des régimes totalitaires du XXè siècle.
Les persécutions ont eu pour conséquence d’obliger les chrétiens à sortir de leur réserve et à affûter des arguments contre leurs adversaires. Démarré timidement à l’époque des Pères apostoliques (fin du Ier, milieu du IIè siècle), cet effort va prendre toute son ampleur avec les Pères dits apologistes (au premier rang desquels Justin de Néapolis) à partir de la seconde moitié du IIè siècle, et, plus généralement, avec les grands théologiens du IIIè siècle, en particulier Origène, dont le père, chrétien, est mort en martyr. D’Orient où sa pensée rayonne, il rédige son Contre Celse qui est une réfutation du fameux Discours Véritable[2].
Païens convertis, souvent fins connaisseurs de la rhétorique gréco-latine, les défenseurs du christianisme ont conscience de la nécessité d’expliquer les principes de leur religion dont la méconnaissance nourrit les fantasmes les plus absurdes. «Haine du genre humain», alors qu’ils refusent d’assister aux jeux de gladiateurs, d’abandonner ou de sacrifier les nouveau-nés par respect de la vie humaine ? «Athées», eux qui adorent le Créateur ? «Race nouvelle», eux dont la croyance est directement héritée du judaïsme ? «Subversifs», eux qui invitent leurs coreligionnaires à se soumettre au pouvoir en place ?
«Par des prières incessantes, nous demandons pour les empereurs une longue vie, un règne tranquille, un palais sûr, des troupes valeureuses, un sénat fidèle, un peuple loyal, l’univers paisible, enfin tout ce qu’un homme ou un César peuvent souhaiter», explique Tertullien dans son Apologie (XXX, 4).
Les figures de proue du christianisme n’ont de cesse de dénoncer l’absence totale de bien-fondé dans tout ce qu’on leur reproche. Mais ils vont encore plus loin en tentant de montrer la supériorité de leur foi sur un paganisme, vecteur de violence et d’immoralité.
De fait, le mode de vie des chrétiens offre un contraste saisissant avec celui des païens : manifestement, ils n’ont pas les mêmes valeurs. C’est que les disciples de Jésus s’efforcent de suivre une série de commandements tirés de l’enseignement des apôtres : ne pas tuer; ne pas commettre l’adultère; éviter pédérastie, fornication, vol, magie et sorcellerie; ne pas convoiter les biens de son prochain; ne faire ni faux serment ni faux témoignage, ne pas médire ni conserver du ressentiment; ne pas être fourbe ni menteur, cupide, hypocrite, méchant ou orgueilleux; ne haïr personne, mais prier pour les autres qu’il faut aimer comme soi-même. On le voit, la moralité chrétienne est recherche de mesure et d’honnêteté constante.
C’est surtout dans le domaine de la sexualité et de la famille que la foi chrétienne s’avère novatrice. Dans une société où le membre viril est nommé, de façon fort significative, fascinus, les chrétiens se distinguent par leur retenue revendiquée en la matière. L’union entre un homme et une femme est la métaphore de celle du Christ et de l’Église. Aussi doit-elle résulter d’un amour véritable, d’autant plus que les liens du mariage sont indissolubles.
Les parents doivent en outre porter assistance à leurs enfants, et notamment s’efforcer de leur offrir une éducation soignée. Une attention particulière est enfin mise à honorer le veuvage et à protéger les plus faibles.
Force est de constater que si une éthique fondée sur la maîtrise de soi était en fait assez largement diffusée, au IIè siècle, parmi les élites du monde romain (notamment chez les stoïciens), les chrétiens ont grandement favorisé un vrai changement dans les mentalités collectives.
Mesurés dans leur sexualité, les croyants en Christ manifestent la même pondération dans leurs loisirs : pour eux, on l’a vu, pas question d’assister aux sanglants jeux des arènes : «Vous sacrifiez des animaux pour en manger la viande, et vous achetez des hommes pour offrir à votre âme la vue d’hommes qui s’égorgent entre eux; vous la nourrissez, contre toute piété, du sang versé. Le brigand du moins tue pour voler, tandis que le riche achète des gladiateurs pour tuer», lance l’apologiste Tatien dans son livre Aux Grecs (23/2).
Le théâtre, volontiers licencieux, n’a pas non plus les faveurs des chrétiens.
Au quotidien, ces derniers s’efforcent de garder la conscience et les mains propres, d’où des situations parfois compliquées : pas facile, pour ceux engagés dans l’armée, de ménager la chèvre et le chou ! Pas facile non plus d’émettre des remarques moralisantes en matière économique, tout en faisant profession de commerçant !
En fait, le grand paradoxe de la vie chrétienne se trouve magistralement résumé dans un écrit célèbre, la lettre à Diognète (fin du IIè siècle), dont l’auteur est resté anonyme : «[Les] chrétiens ne se distinguent des autres hommes ni par leur pays, ni par leur langage, ni par les vêtements. Ils n’habitent pas de villes qui leur soient propres, ils ne se servent pas de quelque dialecte extraordinaire, leur genre de vie n’a rien de singulier […]. Ils se conforment aux usages locaux pour les vêtements, la nourriture et la manière de vivre, tout en manifestant les lois extraordinaires et vraiment paradoxales de leur république spirituelle. Ils résident chacun dans sa propre patrie, mais comme des étrangers domiciliés. Ils s’acquitent de tous leurs devoirs de citoyens, et supportent toutes les charges comme des étrangers. Toute terre étrangère leur est une patrie, et toute patrie une terre étrangère. Ils se marient comme tout le monde, ils ont des enfants, mais ils n’abandonnent pas leurs nouveau-nés. Ils partagent tous la même table, mais non la même couche. Ils sont dans la chair, mais ne vivent pas selon la chair. Ils passent leur vie sur la terre, mais sont citoyens du ciel. Ils obéissent aux lois établies, et leur manière de vivre l’emporte en perfection sur les lois. Ils aiment tous les hommes et tous les persécutent. On les méconnaît, on les condamne; on les tue et par là ils gagnent la vie. Ils sont pauvres et enrichissent un grand nombre. Ils manquent de tout et ils surabondent en toutes choses. On les méprise et dans ce mépris ils trouvent leur gloire. On les calomnie et ils en sont justifiés. On les insulte et ils bénissent. On les outrage et ils honorent. Ne faisant que le bien, ils sont châtiés comme des scélérats. Châtiés, ils sont dans la joie comme s’ils naissaient à la vie […]. En un mot, ce que l’âme est dans le corps, les chrétiens le sont dans le monde.»
Extrait de «Comment Jésus est devenu Dieu» de Frédéric Lenoir
Source: www.lesarment.com